PlaceholderVIRGIN SUICIDES

VIRGIN SUICIDES

« J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C’est un univers morne à l’horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème ;

Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;
C’est un pays plus nu que la terre polaire ;
– Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !

Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;

Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l’écheveau du temps lentement se dévide ! »1

Sous des aspects lisses et méticuleux, l’œuvre de Jérôme Conscience traite de questions sérieuses. La beauté froide de ses compositions picturales, photographiques, des sculptures ou des installations donne déjà quelques indices quant à la gravité des sujets traités.
Les gestes de l’artiste sont précis, maniaques même. Rien ne doit venir perturber la pleine lecture des sentences scandées. Les supports mats ou brillants présentent toujours des surfaces parfaites. Les miroirs sont aiguisés comme des rasoirs. Les escarpins parfaitement briqués. Le bois des potences et des prie-Dieu impeccablement ciré.
Derrière la blancheur immaculée des fonds et la suavité des couleurs de ses écritures, c’est de la condition humaine dont il est ici question.
Dans un brillant essai, Jeff Wall traite des rapports entre peinture monochrome et photojournalisme, notamment autour de l’œuvre d’On Kawara. Dans le travail de Jérôme Conscience c’est le livre des passions humaines qui est ouvert sur de grandes pages monochromes. On peut penser aux White paintings de Rauschenberg dont Cage disait qu’elles étaient des pistes d’atterrissage pour les ombres et les lumières. Les peintures de Jérôme Conscience sont des pistes d’atterrissage pour les ombres et les lumières des sentiments humains.
Les phrases sont parfois teintées d’humour et de fraîcheur. Des jeux de mots tantôt subtils, tantôt patauds viennent rythmer les compositions de Jérôme Conscience. Ils sont quelques respirations, quelques bouffées  qui offrent différentes entrées à cet univers grave.
C’est bien l’exaltation des sentiments qui est exposée ici. L’amour, le sexe, la fièvre, le vice et la mort se drapent dans différents atours pour que l’on puisse les embrasser dans leur globalité.
Pour traiter de la passion amoureuse, l’artiste associe sa passion pour l’automobile. La tragédie de Vérone est ainsi vécue en Alfa Romeo et Juliette, l’artiste allant jusqu’à « suicider » sa propre voiture dans un incendie magnifique qui consume la mécanique jusqu’aux premiers rayons de l’aube. On pense à Giulietta de Bertrand Lavier, mais l’univers, les univers évoqués sont aussi très cinématographiques : James Dean, Jayne Mansfield, Crash de David Cronenberg ou encore Lost Highway de David Lynch.
Les invitations, les incitations cinglantes, Kill me, Rape me, Suicide me, rappellent tout autant les sacrifices des vierges dans l’antiquité que Virgin Suicides de Sofia Coppola. Ici, ce ne sont pas les humains qui sont sacrifiés mais plutôt les bons sentiments, l’amour, la fidélité, la compassion… « ELLE NE DISAIT QUE DES MENSONGES FAUX ».

                                       « Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils ! »2

 

Le bon goût également disparaît face à la nécessité de verbaliser ce qu’il nous est difficile de dire. Il ne faut pas se méprendre, les grossièretés et maladresses apparentes ne sont pas des lacunes rhétoriques, au contraire, elles sont parfaitement ciselées, seules capables de pouvoir faire accepter l’inacceptable.
Car dans l’œuvre de Jérôme Conscience, c’est bien souvent de la mort qu’il s’agit. Vous êtes morts. L’artiste traite de l’impossibilité de l’homme moderne, de l’homme d’aujourd’hui de faire avec. Face à Un enterrement à Ornans de Courbet, Proudhon avait déjà pleinement constaté cet écueil fondamental de la modernité alors naissante. Devant la grande composition du peintre réaliste, il réalise que « nous avons perdu la religion des morts ; nous ne comprenons plus cette poésie sublime dont le christianisme, d’accord avec lui-même, l’entourait ; nous n’avons pas foi aux prières et nous nous moquons de l’autre vie (…). C’est cette plaie hideuse de l’immoralité moderne que Courbet a osé montrer à nu ».
Mais, au-delà de cette perte, c’est aussi de la faillite des images dont il s’agit. S’il n’est plus besoin de représenter l’invisible, l’intangible, l’autre monde, alors que reste-t-il des images et de ceux qui les produisent, les artistes ?
A cela, Jérôme Conscience répond : « ET SI ON S’ARRETAIT DE MOURIR ». Supprimer la mort, cela serait la solution. On pourrait enfin concentrer toute notre énergie au monde de l’ici et du maintenant et finalement accepter enfin notre condition d’homme moderne. Mais tout cela est impossible.

 

« Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !
Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie,
La mort nous tient souvent par des liens subtils »3 .

Il convient de trouver de nouveau moyen de conjurer le sort, de nouvelles figures et de nouvelles images apotropaïques. En somme, trouver de nouvelles croyances, de nouvelles religions. Emprunter la langue du christianisme, le latin, pour tracer avec elle de nouvelles voies.
Jérôme Conscience introduit alors une nouvelle forme de religiosité, mais celle-ci n’est ni chrétienne, ni catholique. Elle est contemporaine. Elle traite de la réconciliation de l’homme laïque, celui  du vingtième et du vingt et unième siècle avec ses démons.
Pouvoir les accepter et enfin vivre avec. C’est la seule solution pour espérer surmonter l’angoisse de l’ailleurs et de l’après.
L’artiste dresse alors un éventail complet de ses sentiments, les plus humbles, les plus grands, mais aussi les plus vils. Il en rédige, d’une manière presque monacale, l’inventaire précis.
Accompagnée de sa muse, cette femme qui apparaît et réapparaît dans chacune de ses expositions, Marie, il feint de chercher l’inspiration qui le conduira vers le chef d’œuvre inconnu. Le modèle se duplique et se déploie dans de grandes compositions photographiques en noir et blanc. Il prolonge l’écriture de l’artiste qui trace ainsi la Comédie Humaine du début du vingt et unième siècle. Il tente d’exprimer un monde qui ne sait vivre autrement que d’immédiat et de slogans.

Alexandre Rolla 2009

(1) Charles Baudelaire, « De profundis clamavi » Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 31.

(2) Charles Baudelaire, « Semper eadem» Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 39.

(3) Charles Baudelaire, « Semper eadem» Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 39.